Neurotique ou résiliente ? Pourquoi on veut plus de diversité dans la mode.
Are you neurotic or resilient? Why diversity in fashion matters.
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🇫🇷 Hello Scarlets,
Cette semaine, je discutais avec l'un de mes clients de la difficulté qu'on peut avoir à établir des limites entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle, surtout lorsqu’on est jeune et qu’on a l'impression d'avoir quelque chose à prouver - c'était mon cas lorsque je suis entrée sur le marché du travail. Il a acquiescé avant de mentionner un article selon lequel le désir de réussir professionnellement était lui-même enraciné dans un déséquilibre psychologique ou une névrose.
Au début, j'ai ri : ça m’a semblé plutôt sévère et un brin condescendant. Puis il m'a expliqué le raisonnement : si quelque chose de traumatisant t'arrive, si tu grandis avec un sentiment d'infériorité, si tu dois te justifier d'être un égal ou d'avoir de la valeur en tant que personne, cela crée un déséquilibre et ce déséquilibre peut engendrer une névrose.
Je n'aime toujours pas le mot "névrose". Comme "hystérie", il est bien trop vague et c'est une manière facile de décrédibiliser les souffrances des autres. Si tu es névrosé.e ou hystérique, tu n'as pas de problème : c'est toi le problème. Il faut te faire soigner. Par contre, si tu remplaces "névrose" par "syndrome de l'imposteur", "manque de confiance", "anxiété", voire “dépression” tu le reconnaîtras peut-être chez toi, tes ami.e.s ou tes frères et sœurs. Je le vois en moi.
C'est la pression d'être excellent.e pour prouver que tu mérites toi aussi d'être considéré.e. C'est la peur paralysante de l'échec et de la médiocrité. C'est le besoin de compenser les stéréotypes qu'on force sur toi en étant toujours exemplaire : “je ne suis pas comme les autres [insère ta minorité ici]”. Ce n’est pas être névrosé.e. Pour citer ma psychologue, "tu n'es pas folle. Tu as une réaction raisonnable aux circonstances et à ton environnement".
A quel moment as-tu cessé de croire en toi ?
Je n'ai pas envoyé de newsletter depuis de nombreux mois, principalement parce que j'avais l'impression d'être une imposture. Je n'aime pas parler à moins d'avoir quelque chose à dire et j'avais l'impression de n'avoir rien qui vaille la peine d'être dit, rien qui vaille la peine d'être entendu. J'ai donc arrêté d'écrire. A quoi bon ?
Puis quelqu'un m'a demandé “à quel moment as-tu cessé de croire en toi ?”
La première fois que j'ai présenté Scarlet Empyre, c'était à un incubateur français pour un programme appelé Les Audacieuses. Je l'ai décrite comme une marque inclusive dont la mission était de normaliser la présence des femmes racisées dans la mode, sur le lieu de travail et au-delà. De mon point de vue, pratiquement toutes les marques françaises s'adressent à une seule cible démographique : une femme blanche, jeune, mince, jolie, riche, éduquée, posée, élégante sans effort et plutôt unidimensionnelle. Tu sais de qui je parle : la Française dont parlent les rédactrices de mode dans des articles comme "Les pièces dont les Françaises ne peuvent se passer" ou "Les conseils de style des Françaises".
Ce type de femme ne me dérange pas particulièrement, mais j'aimerais qu'on arrête de prétendre qu'elle est l'incarnation ultime de la femme française et que toute femme qui ne correspond pas à cette définition échoue de facto à être française.
Si tu penses que j'exagère ou que je fais beaucoup de bruit pour rien, d'accord, libre à toi. Je ne suis pas là pour essayer de te convaincre que le racisme est réel et que les images de mode et de beauté contribuent à le perpétuer. Le nombre de fois où je me suis fait dire - par des personnes françaises ou non, en France et à l'étranger - que je ne pouvais tout simplement pas être française, que ce soit à cause de mon nom, de mon visage, de ma foi ou de mes choix de vie, est pour moi la preuve que les images qu'on projette sur notre esprit collectif ont un impact indéniable. Les images qu'on choisit d'occulter sont tout aussi importantes.
Le racisme est un sujet qui met les gens mal à l'aise. Mais pour nous, l’endurer est traumatisant et on n'en parle pas assez.
Et c'est ça ce qui m'intéresse : les femmes qu'on occulte. Les femmes dont la réalité est moins lisse, moins enviable, souvent brutale. Les femmes constamment réduites à leur origine sociale ou étrangère. Celles à qui l'on demande, lors d'un entretien d'embauche, quand elles comptent retourner dans leur pays, à qui l'on vante la qualité de leur accent français ou que l'on encourage à perdre leur accent de banlieue. Celles qu'on invite à estomper leurs marqueurs culturels ou à renoncer à leur foi pour ne pas mettre les autres mal à l'aise. Celles qui ont besoin d'être "libérées" mais qui n'ont pas le droit à la parole publique... Bref, les femmes qui ne sont tolérables qu'à condition d'être invisibles. Kery James l'appelle la deuxième France. Diam's l'appelait "Ma France à Moi". C'est là où je suis à ma place. Ou du moins là d'où je viens : avec les enfants d'immigrés, les noirs, les arabes, les asiats, les métisses, les gens de troisième culture.
On n'existe pratiquement pas dans la mode. Je reconnais que depuis le mouvement Black Lives Matter de juin 2020, les marques ont un peu amplifié leurs efforts pour rendre leurs photoshoots et leurs campagnes plus inclusives. Mais je ne parle pas de faire poser des mannequins noirs ou asiatiques dans la publicité et sur les podiums afin de cocher la case “diversité”. Je parle de raconter nos histoires et pourquoi pas - idée folle - de nous recruter pour le faire !
Pour la petite histoire, je n'ai pas été prise dans cet incubateur. Après cela, la plupart des conseils que j'ai reçus de la part de professionnels et d'experts étaient du genre "c'est bien ce que vous voulez faire pour les femmes multiculturelles, mais en fin de compte, ce sont les femmes blanches qui ont le pouvoir d'achat, donc vous devez vous adresser à elles".
Tout d'abord, l'utilisation du mot "multiculturel" par opposition au mot "racialisé" me gêne énormément. Je comprends que la race soit un sujet difficile à aborder. Il met les gens mal à l'aise, surtout en France. Mais pour nous, endurer le racisme est traumatisant et on n'en parle pas assez.
Deuxièmement, l'idée selon laquelle les personnes dites "multiculturelles" vivent dans des HLM, sont peu éduqués et ne gagnent pas d'argent, n'est pas entièrement fausse, mais elle n'est plus vraie non plus. Bien qu’on a été massivement parqués dans des ghettos comme les citoyens de seconde zone qu’on était censés être après la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation, on a parcouru un long chemin. On a grandi. On a évolué. On a déménagé !
Toujours est-il qu'avec l'aide de mon complexe de gentille fille, j'ai longtemps pris ce conseil à cœur, et j'ai quand même essayé. J'ai essayé d'être plus féministe et moins antiraciste. J'ai essayé de modérer le langage sur les femmes racisées. J'ai essayé de ramener mon discours à ce que signifie être une femme sans parler de race, de classe ni de discrimination.
J'ai fini par perdre ma vision pour Scarlet Empyre. Pire, j'ai perdu ma foi en elle, en moi. Pendant plus d'un an, je n'ai rien créé. Je n'ai rien produit. J'étais coincée dans un trou noir de fadeur lamentable.
Tu n'es pas malade. Tu as une réaction raisonnable aux circonstances et à ton environnement".
J'étais, effectivement, déséquilibrée. Anxieuse. Probablement déprimée. Une version précédente de cet article disait que "maintenant, je suis parfaitement alignée avec moi-même", mais c'est faux. Certains jours, je me crois au sommet du monde et rien ne peut m'arrêter. Ces jours-là, je sais où je vais et je sais comment y arriver. D'autres jours sont plus difficiles. Je sais toujours où je vais, plus ou moins, mais j'ai l'impression d'être dans une tempête de neige : je vois à peine ma propre main devant moi. Ces jours-là, je dois avoir la foi même si je n'ai plus de vision.
Je ne sais pas si c'est mièvre, déprimant ou sentimental mais c'est comme ça qu'on a grandi, n'est-ce pas ? Dans les années 80, 90, 2000 et même aujourd'hui, on n'avait pas beaucoup de modèles en dehors des industries du divertissement et du sport. Pour réussir, tu dois avoir une vision et la foi. Tu dois savoir que l'élitisme social et le racisme peuvent te freiner, mais prétendre que ce n'est pas le cas. Tu dois être un peu illusoire et te dire que tu ne peux pas ne pas réussir. L’échec, c’est pour les autres.
Notre volonté de réussir est peut être provoquée par un "déséquilibre", mais elle est alimentée par la force de notre conviction. On mérite d'être représenté.e.s, d'être vu.e.s, d'être entendu.e.s et d'être apprécié.e.s pour ce que nous sommes et non pour ce que nous devrions être. Résilient.e.s, pas névrosé.e.s.
Avec toute ma confiance en toi et moi,
Soumïa
🇺🇸 Hey Scarlets,
This week, I was talking to one of my consulting clients about how sometimes people struggle to set boundaries between their professional and personal lives, especially if they're young and feel like they have something to prove — that was definitely my case when I started out. He nodded and mentioned something he'd read about how the desire to be professionally successful was itself rooted in a psychological imbalance or neurosis.
At first I laughed: it sounded a little bit harsh and somewhat judgemental. But then he explained. If something traumatic happens to you, if you grow up with a sense of being inferior, of having to justify being an equal or being worthy, that creates an imbalance and the imbalance can create a neurosis.
I still dislike the word neurosis. Like "hysteria", it's too vague and it seems like a convenient way to gaslight people. After all, if you're neurotic or hysterical, you don't have a problem, you are the problem. You need to fix yourself. But replace "neurosis" with "imposter syndrome", "lack of confidence", "anxiety", “depression” and you might start recognizing it within yourself, your friends or your siblings. I see it in me.
It's the pressure to be excellent in order to prove that you too deserve to be considered. It's the crippling fear of failure or mediocrity. It's the need to compensate for the stereotypes forced on to you by being exemplary at all times. I am not like other [insert your minority here]. I don't think that's neurosis. To quote my therapist, "you're not pathological. You're having a reasonable reaction to your circumstances and your environment."
At what point did you stop believing in yourself?
I haven't sent a newsletter in many months, mostly because I've been feeling like a total fraud. I don't like talking unless I have something to say and I've felt like I had nothing worth saying, nothing worth listening to. So I stopped writing. What was the point?
Then someone asked me this: at what point did you stop believing in yourself?
The first time I pitched Scarlet Empyre, it was to this French incubator for a program called Les Audacieuses (the Audacious in French). I described it as an inclusive brand whose mission was to normalize the presence of racialized women in fashion, in the workplace and beyond. From my perspective, practically every French brand and their mother addresses a single target demographic: a white woman, young, thin, beautiful, wealthy, educated, poised, effortlessly elegant and very much one-dimensional. You know who I mean: the French girl fashion editors write about in articles like “Fashion items French girls are prioritizing” or “French style tips”. I don't mind this type of woman, but I certainly wish we stopped pretending that she's the epitome of Frenchness and any woman who doesn't fit that bill is de facto failing to be French.
If you think I'm exaggerating or making a big deal out of nothing, fine, whatever. I'm not sitting here trying to convince you that racism is real and that fashion and beauty images contribute to keep it alive and well. The sheer number of times people — French or not, in France and abroad — have commented to me that I couldn't possibly be French, either because of my name, my face, my faith or my lifestyle is proof enough for me that the images we imprint in our collective minds do in fact matter. The images we leave out matter just as much.
The subject of race makes people uncomfortable. But for us, enduring racism is traumatic, and we don’t talk about it enough.
That is my target demographic: the women we leave out. Women whose reality is less glossy, less enviable, often brutal: women who are constantly reduced to their social or foreign origin, who are asked when they plan to go back to their country during a job interview, who are praised for the quality of their French accent or encouraged to lose their suburban accent, who are invited to dim down cultural markers or forego their faith to make others more comfortable, who need to be "liberated" but never get to speak for themselves... In short, the women who are only tolerable as long as they're invisible. Kery James calls it the second France. That's where I belong. Or at least where I come from: the children of immigrants, the black, brown, mixed-race, third-culture kids.
We barely exist in fashion. I’ll concede that ever since the Black Lives Matter movement of june 2020, brands have somewhat amplified efforts to make their photoshoots and campaigns more inclusive. But I’m not talking about having black and brown models parading in ads and on catwalks in order to check the inclusivity box. I’m talking about telling our stories and why not — crazy idea — hiring us to do so!
Long story short, I didn’t get in that incubator. After that, most of the advice I got from professionals and experts included something like “it’s good what you want to do for multicultural women, but in the end it’s white women who have spending power so you have to reach out to them.”
First of all the use of the word multicultural versus racialized bothers me so much. I understand that race is a difficult subject to talk about. It makes people uncomfortable — especially French people. But for us, enduring racism is traumatic and we don't talk about it nearly enough.
Second of all, the idea that so-called "multicultural" people live in subsidized housing, are uneducated, unable and unwilling to spend money is not entirely false, but also no longer true. In spite of being massively parked in ghettos like the second-class citizens we were meant to be after WWII and decolonization, we've come a long away. We're growing. We're evolving. We're elevating ourselves.
Still, with the help of my good-girl complex, for a long while I took that advice to heart, and I tried. I tried to be more feminist and less anti-racist. I tried to tone down the language about racialized women. I tried to bring my discourse down to what it means to be a woman in the workplace but leave out the racial discrimination part. Eventually, I lost my vision for Scarlet Empyre. Worse, I lost my faith in it. For over a year, I created nothing. I developed nothing. I was stuck in a blackhole of uninspired blandness.
You're not pathological. You're having a reasonable reaction to your circumstances and your environment.
I was off-balance. Anxious. Probably depressed. A previous draft of this article said that “now, I am perfectly aligned with myself and my values” but that’s a lie. Some days I feel on top of the world and nothing can stop me. On those days, I know where I’m going and I know how to get there. Some days are just harder. I still know where I’m going but it feels like being in a snow storm: I can barely see my own hand in front me. On those days, I have to have faith even though I don’t have vision.
I can’t tell if sounds sad, sappy, depressing or sentimental because that’s how we grew up, isn’t? In the 80s, 90s, 2000s and even now, we didn’t have many role models outside the entertainment and sport industries. If you wanted to make it, you had to have vision and faith. You had to be aware that social elitism and racism could hold you back but pretend that it wouldn’t. You had to be a bit delusional and tell yourself “I can’t not succeed".
Our drive to succeed may be ignited by an “imbalance” but it's powered by resilience and conviction. We deserve to be represented, to be seen, to be heard and to be valued for who we are and not who we should be like.
With faith in you and me,
Soumïa
Merci pour cette lettre puissante !
Ok this one spoke to me. Trauma and misogyny absolutely influences who I am at work. Mostly in that it urges me to constantly ask "am I ever good enough?" It's taken coaching from a mentor to get me to ease back, to not be so hard on myself, to deliver quality work but not burn myself out or let my anxiety take over.
I so appreciate the candor, thoughtfulness and introspection that you share with us. These are such valuable insights that are not easy to put into words, but you do it skillfully. It makes me feel less alone, more seen. Thank you for that and for the inspiration <3